LE TOUT ET LE RIEN
Avant le tout, il n’y avait rien. Il est déjà difficile d’imaginer le tout, avec ses plans successifs et ses replis sans fin, ses escadrons de cuirassiers, ses champs de coquelicots ; se figurer le rien est une tâche impossible. De la pure absence, il n’est permis de rien dire. Quel repos ! Quelles délices ! En chacun d’entre nous, dans le silence des profondeurs, flotte encore quelque chose de la nostalgie du néant. Avant que le commencement se mette à commencer, le rien était le tout. Il n’y avait pas d’espace. Il n’y avait même pas de vide : tout vide exige du plein. Il n’y avait pas de lumière. Il n’y avait rien du tout et moins que rien du tout. Il n’y avait pas de temps. Ce qui interdit – mais comment faire autrement ? – d’employer le mot avant qui n’a de sens que dans le temps. Il n’y avait pas d’êtres. Mais il y avait de l’être. Car l’être est ce qui est depuis toujours et pour toujours. Il y avait un être infini et éternel qui se confondait avec le néant, et par conséquent avec le tout.
De cet être hors du temps, hors de l’espace et du temps, les êtres dans le temps n’ont le droit de rien dire. Pour aller vite et pour faire simple, on pourrait l’appeler Dieu. Dans une éternité et un infini qui sont fermés à jamais aux êtres dans le temps, Dieu est le nom le plus commode pour le néant et le tout. Le néant et le tout nous dépassent de si loin qu’on ne peut rien en dire. On ne parle pas de Dieu quand on est emporté dans le temps. On peut parler à Dieu, on ne parle pas de Dieu. On peut l’adorer en silence et le supplier en vain.
On ne peut rien dire de lui puisqu’il n’existe pas et qu’il se confond avec un tout qui se confond avec le néant. N’existent que les êtres dans l’espace et le temps. Dieu n’existe pas puisqu’il est éternel.
L’éternité toute seule, dans un néant qui était le tout, aurait pu durer, sinon pour toujours, du moins à jamais. Il n’y a pas d’autre mystère que le mystère des origines. Personne – et pas même moi qui ai l’outrecuidance de vous introduire dans la longue histoire du tout – ne peut savoir pourquoi le temps a surgi de l’éternité ni pourquoi le néant s’est transformé en tout. Dans nos moments d’exaltation ou de découragement, il nous arrive de penser que tout n’est que néant. C’est qu’il reste dans notre tout des traces de ce néant dont il sort. « Dieu a fait le monde de rien, écrit Paul Valéry, mais le rien perce. » Si plein de bonheurs et de malheurs, de souffrances, d’espérance, notre tout, pourtant, celui où nous vivons tous les jours de notre vie, s’est distingué du néant. À la confusion primitive s’est substituée l’opposition entre le néant et le tout.
À quoi appartenons-nous tous, vous et moi, et le Soleil, et la Lune, et les astres dans le ciel, et la Terre et ses habitants, et nos idées et nos passions ? Nous appartenons au tout. Et, dans notre tout au moins, le néant n’est plus rien puisque le néant n’est pas : l’être est ; le néant n’est pas. C’est ce passage de l’être aux êtres et du néant au tout qui constitue l’unique mystère. Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ? Il n’est pas permis d’expliquer ce mystère. Nous – vous et moi – qui appartenons à l’espace et au temps, nous n’avons pas le droit de nous échapper de l’espace et du temps. Du néant éternel et de l’être infini, nous ne pouvons rien savoir.
Nous ne pouvons qu’imaginer leur statut ineffable. C’est pourquoi ces pages portent le nom de roman. Dieu sera ici, en plus grand, quelque chose comme l’Arlésienne qui n’apparaît jamais, comme le seigneur du Château de Kafka qui ne cesse de se dérober aux yeux de l’Arpenteur, comme la femme de chambre de la baronne Putbus que le narrateur de la Recherche ne parvient pas à rencontrer. Je parlerai de lui, dont il n’est permis de rien dire, comme de l’oncle d’une Amérique au-delà de l’espace et du temps. Dont on est sans nouvelles et dont on attend tout. Et qu’il veuille bien pardonner à son neveu éperdu.